La nouvelle de la connexion des banques russes au système de messagerie financière de l’Iran renforce la résistance aux sanctions imposées par les États-Unis aux deux pays et accélère la dédollarisation mondiale.
L’accord entre les banques centrales de Russie et d’Iran, signé officiellement le 29 janvier, qui relie leurs systèmes de transfert interbancaire, change la donne à plus d’un titre.
Techniquement, à partir de maintenant, 52 banques iraniennes utilisant déjà le SEPAM, le système de télécommunication interbancaire iranien, se connectent à 106 banques utilisant le SPFS, l’équivalent russe du système de messagerie bancaire occidental SWIFT.
Moins d’une semaine avant l’accord, le président de la Douma d’État, Vyachslav Volodin, était à Téhéran pour superviser les détails de dernière minute, dans le cadre d’une réunion de la commission interparlementaire Russie-Iran sur la coopération : il a insisté pour que les deux pays augmentent rapidement les échanges dans leur propre monnaie.
Échanges roubles-rials
Confirmant que la part du rouble et du rial dans les règlements mutuels dépasse déjà 60%, Volodine a ratifié le succès de « l’utilisation conjointe des systèmes de paiement nationaux Mir et Shetab ». Non seulement cela permet de contourner les sanctions occidentales, mais cela permet également de « résoudre les problèmes liés à la coopération mutuellement bénéfique et à l’augmentation des échanges commerciaux ».
Il est tout à fait possible que le rouble finisse par devenir la principale monnaie du commerce bilatéral, selon l’ambassadeur d’Iran à Moscou, Kazem Jalali : « Aujourd’hui, plus de 40% des échanges entre nos pays se font en roubles ».
Jalali a également confirmé, ce qui est crucial, que Téhéran est favorable à ce que le rouble soit la principale monnaie dans tous les mécanismes d’intégration régionale. Il faisait notamment référence à l’Union économique eurasiatique (UEE) dirigée par la Russie, avec laquelle l’Iran est en train de conclure un accord de libre-échange.
L’accord SEPAM-SPFS débute par un programme pilote supervisé par la Shahr Bank d’Iran et la VTB Bank de Russie. D’autres prêteurs interviendront une fois que le programme pilote aura éliminé tous les problèmes éventuels.
Le principal avantage est que le SEPAM et le SPFS sont à l’abri des sanctions américaines et occidentales impitoyablement imposées à Téhéran et à Moscou. Une fois l’accord complet mis en place, toutes les banques iraniennes et russes pourront être interconnectées.
Il n’est pas étonnant que le Sud mondial soit très attentif à cette affaire. Il s’agira probablement d’un cas de référence pour le contournement de SWIFT, basé en Belgique, qui est essentiellement contrôlé par Washington et, à une échelle moindre, par l’UE. Le succès du SEPAM-SPFS encouragera certainement d’autres accords bilatéraux ou même multilatéraux entre États.
Tout tourne autour de l’INSTC
Les banques centrales d’Iran et de Russie travaillent également à la création d’une monnaie stable pour le commerce extérieur, qui remplacerait le dollar américain, le rouble et le rial. Il s’agirait d’une monnaie numérique adossée à l’or, qui serait principalement utilisée dans la zone économique spéciale (ZES) d’Astrakhan, dans la mer Caspienne, où transitent déjà de nombreuses marchandises iraniennes.
Astrakhan se trouve être la plaque tournante russe du corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), un vaste réseau de voies maritimes, ferroviaires et routières qui augmentera considérablement le commerce de la Russie – mais aussi de certaines parties de l’Europe – à travers l’Iran vers l’Asie occidentale et l’Asie du Sud, et vice-versa.
Et cela reflète toute la dimension géo-économique de l’accord SEPAM-SPFS. La Banque centrale russe a agi rapidement pour mettre en place le SPFS en 2014, lorsque Washington a commencé à menacer Moscou d’expulsion de SWIFT. Sa fusion avec le SEPAM iranien ouvre un tout nouvel horizon, surtout depuis la ratification de l’Iran en tant que membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), et désormais candidat de premier plan pour rejoindre le club élargi des BRICS+.
Trois mois déjà avant l’accord SEPAM-SPFS, le représentant commercial russe en Iran, Rustam Zhiganshin, laissait entendre que la décision de « créer un analogue du système SWIFT » était une affaire réglée.
Depuis l’été dernier, Téhéran préparait l’infrastructure nécessaire pour rejoindre le système de paiement russe Mir. Mais après que Moscou a été frappé par des sanctions occidentales extrêmement sévères et que les banques russes ont été coupées de SWIFT, Téhéran et Moscou ont décidé, stratégiquement, de se concentrer sur la création de leur propre système non-SWIFT pour les paiements transfrontaliers.
Tout cela est lié au rôle géoéconomique immensément stratégique de l’INSTC, qui est un corridor commercial beaucoup moins cher et plus rapide que l’ancienne route du canal de Suez.
La Russie est le premier investisseur étranger en Iran
En outre, la Russie est devenue le premier investisseur étranger en Iran, selon le vice-ministre iranien des Finances Ali Fekri : cela inclut « 2,7 milliards de dollars d’investissements dans deux projets pétroliers dans la province occidentale d’Ilam en Iran au cours des 15 derniers mois ». Cela représente environ 45% du total des investissements étrangers en Iran sur la période octobre 2021 – janvier 2023.
Bien sûr, l’ensemble du processus n’en est qu’à ses débuts, puisque le commerce bilatéral Russie-Iran ne représente que 3 milliards de dollars par an. Mais un boom est inévitable, en raison de l’effet cumulé des interactions entre le SEPAM-SPFS, l’INSTC et l’UEE, et surtout des nouvelles mesures prises pour développer la capacité énergétique, la logistique et les réseaux de transport de l’Iran, via l’INSTC.
Les projets russes en Iran ont de multiples facettes : énergie, chemins de fer, construction automobile et agriculture. Parallèlement, l’Iran fournit à la Russie des produits alimentaires et automobiles.
Ali Shamkhani, le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, aime à rappeler que la Russie et l’Iran « jouent des rôles complémentaires dans l’énergie mondiale et le transit de marchandises ». L’accord de libre-échange (ALE) entre l’Iran et l’UEE est presque finalisé – avec notamment des droits de douane nuls pour plus de 7500 produits de base.
En 2022, l’UEE a échangé pour plus de 800 milliards de dollars de marchandises. Le plein accès de l’Iran à l’UEE sera inestimable en ce sens qu’il offrira une porte d’accès au marché à de vastes pans de l’Eurasie, tout en contournant les sanctions américaines. Selon une projection réaliste, Téhéran peut espérer un commerce annuel de 15 milliards de dollars avec les cinq membres de l’UEE dans cinq ans, dès que l’Iran sera le sixième membre.
L’héritage de Samarcande
Tout ce que nous suivons actuellement est, à bien des égards, une conséquence directe du sommet de l’OCS qui s’est tenu à Samarcande en septembre dernier, lorsque le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping, en personne, ont parié sur le renforcement du monde multipolaire, l’Iran ayant signé un mémorandum pour rejoindre l’OCS.
Les entretiens privés que Poutine a eus avec le président iranien Ebrahim Raisi à Samarcande portaient tous sur la stratégie profonde.
L’INSTC est absolument crucial dans cette équation globale. La Russie et l’Iran investissent tous deux au moins 25 milliards de dollars pour renforcer ses capacités.
Les navires qui naviguent sur les fleuves Don et Volga ont toujours échangé des produits énergétiques et agricoles. Aujourd’hui, l’agence de presse maritime iranienne a confirmé que la Russie accordera à ses navires le droit de passage sur les voies navigables intérieures du Don et de la Volga.
Entre-temps, l’Iran est déjà établi comme le troisième plus grand importateur de céréales russes. Désormais, les échanges de turbines, de polymères, de fournitures médicales et de pièces automobiles vont se multiplier.
Téhéran et Moscou ont signé un contrat portant sur la construction d’un grand cargo pour l’Iran, qui sera utilisé dans le port caspien de Solyanka. Et RZD logistics, une filiale de la compagnie ferroviaire russe RZD, exploite régulièrement des trains de fret de conteneurs entre Moscou et l’Iran. Le Russian Journal for Economics prévoit que le seul trafic de marchandises sur l’INTSC pourrait atteindre 25 millions de tonnes d’ici à 2030, soit pas moins de 20 fois plus qu’en 2022.
À l’intérieur de l’Iran, de nouveaux terminaux sont presque prêts à recevoir les cargaisons des navires vers les chemins de fer qui sillonnent le pays de la mer Caspienne au golfe Persique. Sergey Katrin, directeur de la Chambre de commerce et d’industrie de Russie, est convaincu qu’une fois l’ALE avec l’UEE mis en place, le commerce bilatéral pourra bientôt atteindre 40 milliards de dollars par an.
Les plans de Téhéran sont extrêmement ambitieux, insérés dans le cadre d’un « axe oriental » qui privilégie les États régionaux que sont la Russie, la Chine, l’Inde et l’Asie centrale.
Sur le plan géostratégique et géoéconomique, cela implique une interconnexion sans faille entre l’INSTC, l’UEE, l’OCS et les BRICS+. Et tout cela est coordonné par le seul Quad qui compte vraiment : la Russie, la Chine, l’Inde et l’Iran.
Bien sûr, il y aura des problèmes. L’intraitable conflit Arménie-Azerbaïdjan pourrait faire dérailler l’INSTC : mais notez que les connexions Russie-Iran via la Caspienne peuvent facilement contourner Bakou si le besoin s’en fait sentir.
Les BRICS+ vont cimenter la chute du dollar
Outre la Russie et l’Iran, la Russie et la Chine tentent également d’interfacer leurs systèmes de messagerie bancaire depuis des années. Le système chinois CIPS est considéré comme un système de premier ordre. Le problème est que Washington a directement menacé d’expulser les banques chinoises de SWIFT si elles s’interconnectaient avec les banques russes.
Le succès SEPAM-SPFS pourrait permettre à Pékin de se lâcher – surtout maintenant, après la guerre extrêmement dure des semi-conducteurs et l’effroyable farce des ballons. En termes de souveraineté, il est clair que la Chine n’acceptera pas les restrictions américaines sur la manière de déplacer ses propres fonds.
Parallèlement, en 2023, les BRICS approfondiront le développement de leur système de paiements financiers mutuels et de leur propre monnaie de réserve. Pas moins de 13 candidats confirmés sont impatients de rejoindre les BRICS+, dont des puissances moyennes asiatiques comme l’Iran, l’Arabie saoudite et l’Indonésie.
Tous les regards seront tournés vers les États-Unis, qui sont endettés à hauteur de plus de 30 000 milliards de dollars, pour savoir s’ils menaceront d’expulser les BRICS+ de SWIFT, et comment.
Il est éclairant de se rappeler que le ratio dette/PIB de la Russie n’est que de 17%. Celui de la Chine est de 77%. Les BRICS actuels, sans la Russie, sont à 78%. Les BRICS+, Russie comprise, pourraient n’atteindre que 55% en moyenne. Une forte productivité à venir viendra d’un BRICS+ soutenu par une monnaie adossée à l’or et/ou aux matières premières et par un système de paiement différent qui contourne le dollar américain. Une forte productivité ne viendra certainement pas de l’Occident collectif dont les économies entrent en récession.
Au milieu de tant de développements entrelacés et de tant de défis, une chose est certaine. L’accord SEPAM-SPFS entre la Russie et l’Iran n’est peut-être que le premier signe du mouvement des plaques tectoniques dans les systèmes bancaires et de paiement mondiaux.
Bienvenue à un, deux, mille systèmes de messagerie de paiement. Et bienvenue à leur unification dans un réseau mondial. Bien sûr, cela prendra du temps. Mais ce train financier à grande vitesse a déjà quitté la gare.
source : The Cradle
EN COMPLÉMENTAIRE

Big Bang en vue dans la finance : la fragmentation des systèmes de paiement internationaux s’accélère
« La bombe atomique » que devait représenter la déconnexion de la Russie de la messagerie interbancaire internationale Swift semble, pour l’instant, avoir fait pschitt. L’impact sur l’économie se fait attendre, le pays continue d’engranger des dizaines de milliards de dollars de recettes énergétiques, et la devise russe a retrouvé ses niveaux d’avant l’invasion de l’Ukraine, grâce notamment à des mesures drastiques de contrôle des changes et des capitaux.
« C’est bien une bombe atomique, mais à retardement ! Les systèmes de paiement se sont construits jusqu’ici sur une logique de mondialisation et d’ouverture complète entre les différentes zones économiques ou monétaires. C’était la « globalisation », la construction du « Global Village » sur le Web », observe Hervé Sitruk, président de France Payments Forum.
Fragmentation des systèmes de paiement mondiaux
Les grands pays, Chine, Russie, mais aussi Inde, Brésil, Afrique du Sud ou bien Turquie l’ont bien compris, ils doivent trouver des alternatives dans les paiements dans le cas où ils tomberaient, pour une raison ou une autre, sous le coup des sanctions américaines.
« Les sanctions, certes nécessaires, vont casser ce mécanisme et conduire à une fragmentation des systèmes de paiement mondiaux, à la fois pour les transferts de gros et les paiements retail, qui vont donner place à des zones d’échanges concentriques, et parfois concurrentes. Pour l’Europe, ce sera la construction de systèmes de paiement internes à la zone SEPA, puis le renforcement des liens d’échange au sein du monde occidental, et le maintien de systèmes mondiaux existants mais aussi le développement de systèmes concurrents, qui regrouperont d’autres zones économiques et monétaires… », prédit Hervé Sitruk.
L’union sacrée entre Chine et Russie, cauchemar des États occidentaux
Lors du 14e sommet des BRICS – les principaux pays émergents – en juin dernier, sous la présidence du président chinois Xi Jinping, le président russe Vladimir Poutine a une nouvelle fois dénoncé les pays occidentaux qui se servent « des mécanismes financiers pour rendre le monde entier responsable de leurs propres erreurs de politique économique », appelant les BRICS à créer leurs propres systèmes de paiement pour bâtir « un système mondial réellement multipolaire ». Le propos n’est pas nouveau. Il est même théorisé en Russie depuis les premières sanctions imposées par l’Occident lors de l’annexion de la Crimée en 2014.
Mais il a désormais le soutien officiel de la Chine dans une sorte de croisade commune contre l’Occident.
« Pour un groupe qui ne représente qu’environ un dixième de la population mondiale, le G7 n’a aucune qualification pour parler au nom du monde entier, et encore moins pour adopter leurs propres valeurs et normes comme étant les valeurs et normes internationales universelles », a martelé Zhao Lijian, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères le 29 juin dernier dans la foulée de la réunion du G7.
L’union sacrée entre la Russie et la Chine est le cauchemar des États occidentaux et sans doute les prémisses d’une fracture majeure.
Entente cordiale
Au cours des trente années qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, la Chine et la Russie ont considérablement amélioré leurs relations et les échanges commerciaux ont été multipliés par 14 en vingt ans. Et la confrontation parallèle entre la Chine et les États-Unis a encore renforcé ses liens, d’autant que les deux dirigeants russe et chinois ont cette volonté commune de redonner de la grandeur à leur pays en s’opposant au leadership américain.
C’est donc autant par nécessité que par idéologie que la Russie s’est engagée, dès 2014, à mettre en place un système équivalent à Swift de transfert interbancaire de messages, baptisé SPFS. L’idée est bien de répliquer la messagerie Swift, et les autorités russes ont fortement encouragé les banques du pays à adhérer à ce système, qui regroupe aujourd’hui environ 400 établissements, russes dans leur quasi-totalité. En revanche, aucune banque européenne ou américaine, ni même d’ailleurs une banque russe de renom comme Tinkoff (avant sa reprise en main par les autorités) n’a accepté de faire partie du système SPFS. On est loin donc des quelque 11.000 établissements bancaires qui utilisent 24H/24 le réseau Swift.
Vers une alliance sino-russe dans le domaine des paiements ?
Cette même politique a été appliquée au système de cartes bancaires pour tenter de s’extraire de la dépendance des réseaux américains Visa et Mastercard. Détenu par la banque centrale russe, et imposé, de fait, au public par le gouvernement, le réseau Mir (« le monde ») permet de compenser les transactions de cartes bancaires réalisées en Russie.
Mais Mir, qui porte assez mal son nom, est quasiment utilisé seulement pour des opérations domestiques. A l’étranger, la carte Mir doit être co-brandée avec un partenaire étranger, comme Mastercard ou le chinois UnionPay. En mai dernier, un diplomate chinois en visite à Moscou a évoqué, selon l’agence Reuters, des consultations à venir pour faciliter l’utilisation des réseaux Mir et UnionPay.
Car, dans un cas comme dans l’autre, ces initiatives russes butent sur un obstacle de taille : celui de leur non-acceptation par les grandes banques internationales et les grands sites marchands. D’où les promesses d’une alliance Russie/Chine dans le domaine des paiements.
C’est notamment le projet russe de faire converger le réseau SPFS avec la messagerie chinoise interbancaire CIPS pour faire naître une alternative plus crédible au réseau Swift. Mais, là aussi, il reste beaucoup de chemin à faire alors que la part du yuan dans les échanges internationaux demeure marginale (2% à 3 % environ, selon les chiffres de Swift) et que CIPS pèse encore peu par rapport aux volumes traités par Swift. On ne construit pas une infrastructure avec des protocoles acceptés par tous du jour au lendemain, sans parler du principal critère pour les échanges interbancaires, la confiance.
Enjeux de souveraineté : l’Union européenne aussi
Reste que la Chine et la Russie ne sont pas les seuls à revendiquer une souveraineté dans les paiements. C’est le cas notamment de l’Union européenne, ou du moins, au sein de la zone euro. En mai dernier, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a défendu l’idée « d’un système financier multilatéral coopératif » pour réduire une dépendance « excessive » à une monnaie, le dollar.
C’est d’ailleurs sur fond de désaccord avec la politique américaine à l’égard de l’Iran que l’Union européenne a lancé INSTEX, sorte d’alternative à Swift mais limitée au commerce humanitaire. Le projet européen IXB est plus ambitieux : il s’agit de créer un système de paiement international quasi instantané, du moins entre les deux rives de l’Atlantique. Il est lancé par les chambres de compensation EBA Clearing et The Clearing House et le réseau Swift, avec 24 banques (dont trois françaises) dans sa phase pilote.
« Ce projet est extrêmement important car il préfigure les nouveaux dispositifs européens. La guerre en Ukraine va contraindre l’Europe à construire, brique par brique, sa souveraineté et créer au-dessus de la zone euro, une nouvelle zone financière pour les échanges avec les Etats-Unis et les pays alliés », observe Hervé Sitruk.
Cela passe par une forte consolidation européenne des infrastructures, notamment dans le domaine de la compensation. Et le projet européen EPI, pour l’instant mis en demi-sommeil sur le seul volet carte bancaire, alors qu’il visait à créer un système européen face aux géants Visa et Mastercard, devra être repris par la suite mais sous de nouvelles approches.
L’empilement de ces différents systèmes de paiement (par zone monétaire, ou par zone d’influences entre alliés ou, enfin, au niveau mondial) va nécessairement rogner peu à peu la position de quasi-monopole de Swift pour les échanges internationaux.
Le mouvement prendra cependant des années et Swift ne disparaîtra pas du jour au lendemain : la messagerie a toujours sa capacité à accepter toutes les banques et elle conserve surtout son statut de tiers de confiance entre les banques, notamment en cas de litige. Les nouveaux systèmes auront bien du mal à totalement remplacer Swift, notamment pour les petites banques qui auront sans doute plus de difficulté à se faire entendre face à une banque centrale russe ou chinoise.
Révolution numérique, une course au leadership
Reste que Swift est une messagerie électronique qui n’a pas encore fait sa mue numérique. Or, à cette géopolitique des paiements qui se met en place répond un autre enjeu, plus technologique, celui des monnaies digitales. Et, dans ce domaine, après quelques retards à l’allumage, c’est une course qui s’enclenche sur fond de rivalités.
La place de Londres souhaite prendre le leadership sur les stables coins, les Etats-Unis misent les plateformes d’échange, et la Chine semble avoir pris une longueur d’avance sur la monnaie digitale de banque centrale. Elle a notamment testé des pilotes lors des Jeux Olympiques de Pékin, en y associant même de grandes entreprises américaines, comme McDonald’s.
La Chine développe également un projet de monnaie banque centrale pour les paiements transfrontières, baptisé M-CBDC Bridge(*), auquel participent 22 institutions financières, dont les six banques publiques chinoises, mais aussi des banques de Hong Kong, de Thaïlande ou des Émirats arabes unis. Ce projet, encore à un stade très précoce, pourrait en théorie, remplacer Swift pour les échanges entre les pays concernés. Des banques russes pourraient d’ailleurs rejoindre cette initiative.
« Vers une double fragmentation, géopolitique et numérique »
La Russie compte également aller vite dans ce domaine pour contourner les sanctions. Sa banque centrale multiplie les annonces de tests réussis sur la monnaie digitale et promet même la mise en œuvre d’un pilote grandeur nature de l’e-rouble dès 2023, soit avec un an d’avance sur le calendrier prévu. Enfin, le conglomérat Rostec, très lié au secteur de la défense russe, vient d’annoncer un projet blockchain pour permettre aux pays étrangers de payer leurs importations russes.
Reste un obstacle de taille : l’e-rouble, pas plus que le rouble, ne devrait être accepté en dehors de la Russie. Mais l’émergence de l’économie numérique est de nature à remettre en cause à terme l’hégémonie actuelle du dollar sur les paiements internationaux.
« Nous allons vers une double fragmentation, géopolitique et numérique, et il sera de plus en plus difficile de communiquer entre certaines zones économiques et monétaires. Le processus est lent mais bel et bien lancé », résume Hervé Sitruk.
Les crises nourrissent toujours les innovations et il n’y aura pas de retour en arrière – du moins, pas à la situation qui prévalait depuis les années 2000, et à laquelle les sanctions contre l’Iran puis contre la Russie ont mis fin.